Mondes photographiques
3 octobre - 21 novembre 2025
Terence Beaujour, Elise Chrétien, Alexandre Morvan
Dans le cadre des Rencontres Photos du 10e
Terence Beaujour — Personne ne posera sa brosse à dents à la maison
Né en 1991 en Normandie, Terence Beaujour étudie l’histoire et la sociologie avant d’obtenir l’agrégation d’histoire-géographie. Enseignant à Drancy, il se forme en parallèle à la photographie. Sa première série personnelle trouve son origine dans une recherche familiale et dans l’observation de phénomènes géographiques et sociaux.
A l’origine de cette série il y a ma mère, Olivia, et cette phrase : « personne d’autre ne posera sa brosse à dents à la maison ». C’est une phrase qu’elle m’a dit pendant mon enfance après sa séparation avec mon père. Au moment de prendre sa retraite, ma mère s’installe dans un hameau en centre Bretagne, là où les éoliennes se multiplient en profitant la faible densité propre aux espaces hyper-ruraux. En commençant à la photographier, je cherche à comprendre les raisons de son isolement. Est-il un choix ou s’inscrit-il dans la contrainte ?
En me concentrant sur les espaces du quotidien c’est un portrait en creux d’Olivia qui se dessine. La solitude vient alors se fondre dans la douceur des espaces qui l’entoure.
Ce travail s’est aussi constitué, en résonance à mes photographies, d’enregistrements de discussions entre ma mère et moi. Je tenais à ce qu’elle soit présente par ses propos pour faire exister son regard. Au travers de nos échanges c’est son vécu et sa sensibilité qui se dévoilent, et se faisant, interrogent nos propres représentations sur la solitude et les a priori liés au célibat. Nos préjugés nous poussent souvent associer les femmes célibataires à des personnes esseulées. D’ailleurs, lorsque l’on demande à ma mère si elle a « refait sa vie », elle s’agace. Pourquoi la vie serait-elle moins pleine lorsqu’on est seule ?
Par l’image et le texte, fragments de conversations intimes, cette série explore les liens familiaux, les zones de silence et la construction du regard. Entre tendresse et distance, le travail interroge les contours invisibles de l’indépendance, du retrait et de la mémoire.
Elise Chrétien — L’eutierrie
Née en 1995 à Paris, Élise Chrétien travaille dans le domaine de l’économie du développement durable. À partir de la matière du vivant et de ses paysages, elle explore, à travers la photographie, la place de la nature dans nos parcours biographiques ainsi que les liens émotionnels qui nous unissent au vivant.
Dans son essai Les émotions de la Terre, le philosophe de l’environnement australien Glenn Albrecht (1953 – ) développe un lexique émotionnel nouveau pour qualifier les liens intimes qui nous unissent au vivant, ainsi que nos réactions émotionnelles face à l’ampleur des transformations environnementales. Le terme d’eutierrie – du grec eu, bon et de l’espagnol tierra, terre – désigne un “sentiment positif et réconfortant d’être uni avec la Terre et ses forces vitales, où les frontières entre soi-même et le reste de la nature sont effacées, et où un profond sentiment de paix et de connexion envahit la conscience” [Glenn Albrecht, Les émotions de la Terre: des nouveaux mots pour un nouveau monde, 2020].
C’est un moment de suspension, un accès à une permanence tranquille, que l’on ressent parfois face à la force d’un paysage à l’horizon inépuisable ou devant les infinis détails des matières de la nature. Un sentiment de tranquillité si juste et parfaitement à son endroit qu’il vient vous étreindre le cœur. Réalisée à l’argentique, cette série explore une représentation possible de cette expérience sensible. À travers un travail de voiles colorés et de filtres négatifs, les environnements naturels photographiés demeurent énigmatiques pour évoquer le vertige presque irréel propre à l’eutierrie. La série se structure autour d’un jeu d’échelle – entre grands formats de vastes paysages et morceaux de texture de la nature en petits formats – accentuant cette perte de repères et cet état de perception mod
Alexandre Morvan — Espaces fantômes
Alexandre Morvan est diplômé de l’International Center of Photography à New York en 2012/13 et a suivi l’International Masterclasss à l’ISSP en Lettonie en 2018/19.
Ses centres d’intérêt et de recherche photographiques tournent autour des sub-cultures et de la culture populaire, avec une approche qui privilégie le sampling ou la collaboration.
« Tu dis qu’il n’y a pas de mots pour décrire ce temps, tu dis qu’il n’existe pas. Mais souviens-toi. Fais un effort pour te souvenir. Ou à défaut, invente. »
Monique Wittig, ‘Les Guerillères’, les Editions de Minuit, 1969
(citée par Hélène Giannecchini dans ‘Un Désir démesuré d’amitié’ Stock, 2024)
« Quand j’étais jeune, l’absence du passé était une terreur.
(…) La majeure partie de nos biographies sont écrites sous forme de fiction.
Les prisonniers de Genet, les marins de Cocteau ; il était impossible d’écrire à la première personne. » Derek Jarman, ‘At Your Own Risk’, Vintage Classics, 1992
‘Espaces fantômes’ est une archéologie fantasmée des lieux de convivialité gays en Europe occidentale au moyen d’archives réelles et imaginaires.
Ce projet est parti de la disparition chronique et progressive de ces espaces de sociabilité. J’ai commencé à constituer une archive en photographiant leurs façades, des intérieurs de bars, des lieux de rencontre dans des parcs ou des sous-bois, des détails, des objets.
En parallèle, j’ai étudié les recherches sur ces endroits précaires, en perpétuelle voie de disparition, qui n’apparaissent pas ou peu dans l’Histoire officielle, dans l’histoire de l’art ou dans les histoires populaires, à l’exception notable de l’histoire judiciaire.
« Espaces Fantômes » met l’accent sur la représentation de lieux de sociabilité car ils sont l’expression d’un lien, d’un ‘faire société’. Et, si l’expression homoérotique d’un désir individuel caché est fort représentée dans l’histoire de l’art, la construction, aussi éphémère soit-elle, d’une histoire commune de l’homosexualité est relativement absente.
Il m’a semblé juste de recréer des traces de ces lieux oubliés ou empêchés. En particulier à un moment de l’histoire où les droits LGBT + reculent dans plusieurs pays d’Europe.
J’utilise l’intelligence artificielle comme outil pour fantasmer ces ‘safe spaces’ dont il ne reste rien ou qui n’ont pu exister. Elle aide à inventer d’autres passés possibles, en dehors d’un système répressif généralisé.
Ces images imparfaites, pleines de ‘glitchs’, illustrent la difficulté à représenter, car le corpus d’images (dominantes vs. minoritaires) mis à disposition par l’algorithme des outils actuels ne permet souvent pas de générer des images précises et réalistes.
Le projet est présenté sous la forme d’une frise non chronologique – composée d’archives personnelles, historiques et artificielles et de fragments de textes d’historiens – pour tenter de créer ou de reconstituer une histoire clandestine et alternative.